

Pole Mobilité Emploi France
Les figures de carrières familiales que nous esquissons ci-après résument quelques caractéristiques essentielles des différentes formes d’articulations entre sphères professionnelles et familiales.
Elles retracent aussi la manière dont s’initient et se construisent les carrières familiales chez ces personnes en situation de mobilité géographique professionnelle.
Ces figures offrent l’avantage d’une synthèse en faisant ressortir un espace d’attributs et un regroupement de cas. Cependant, elles ne se focalisent pas sur les nombreuses situations intermédiaires et points de passages d’une figure à une autre. Nous présenterons tout d’abord quelques points communs entre ces différentes figures et les dimensions transversales à leur analyse.
Il en est ainsi du rapport au temps et à l’espace qui structure fortement les mobilités professionnelles étudiées. La semaine des couples est marquée par des temporalités et des rapports à l’espace assignés et différenciés pour chaque conjoint. La sédentaire adapte souvent son temps à la contrainte de mobilité du conjoint aussi bien pendant les temps d’absences (gestion individuelle des enfants par exemple) que les temps de présences (sociabilités conjugales) de ce dernier. Bien qu’étant seule dans le lieu conjugal, la sédentaire est toujours ‘avec’ l’autre (de Singly 2000). Elle instaure progressivement un mode de vie plus individualisé pendant les périodes d’absence du conjoint, au point d’en vanter parfois les bienfaits pour l’épanouissement personnel. Si la double organisation perdure, le ‘nous conjugal’ devient un espace-temps spécifique pendant lequel le ‘soi personnel’ (de Singly 1996) se révèle de moins en moins.
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Figures de mobilités : articulation entre vie familiale et vie professionnelle.
La semaine des couples en situation de mobilité est ainsi marquée par les moments ritualisés des départs et des retours. Le moment des retrouvailles peut durer quelques minutes ou quelques heures, et peut s’interpréter en relation au passage entre vie individuelle et vie en couple. Ce moment correspond à une forme d’ajustement des individualités et inaugure un retour au ‘nous’. Il peut laisser place à quelques incompréhensions nées d’attentes différentes des deux conjoints.
Un autre point commun chez la plupart des personnes rencontrées concerne les relations familiales et amicales. La mobilité a en effet des conséquences sur l’ensemble de ces relations. Le temps pour des activités de loisirs ou pour voir des amis en commun est nécessairement plus restreint. Cette situation peut parfois être source de tensions dans le couple ou génératrice de frustrations chez le conjoint non mobile, plus disposé aux sorties et aux sociabilités conjugales. À ce sentiment de frustration peut se trouver mêlée la compréhension des difficultés que peut connaître quotidiennement le mobile.
Comme nous allons le voir au travers des figures que nous proposons, nos enquêtés ont recours à diverses justifications pour argumenter leurs choix de vie professionnelle et familiale. Nous nous appuierons ici sur le travail de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991), qui soulignent que les professionnels recourent à un ou plusieurs registres de justification lorsqu’ils sont amenés à légitimer leurs actions de manière publique. Trois modalités de justifications apparaissent plus particulièrement mobilisées par les acteurs dans notre recherche : la justification domestique qui s’appuie sur des relations de confiance personnalisées, la justification industrielle fondée sur l’efficacité et l’égalité, et enfin la justification par le projet (Boltanski, Chiapello 1999). Ces acteurs peuvent combiner des modes de justification multiples et parfois même contradictoires. Ces différents registres peuvent en partie rendre compte des carrières familiales et de la manière dont chaque membre du couple s’inscrit et négocie l’articulation entre vie professionnelle et vie familiale
Figure 1. Figures de mobilités
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Figure 1. Empreinte de la mobilité de l’un des conjoints sur l’ensemble de la réalité professionnelle et familiale
Les mobiles correspondant à cette figure ont entre 35 et 50 ans. Ils travaillent dans des structures organisées autour de projets multiples, associant des personnes variées participant à plusieurs projets. Ils se succèdent et se remplacent, connectent des individus et des actions qui peuvent être situés à distance du lieu de vie familiale. Dans cette figure, les mobiles ont une certaine fascination par rapport à la mobilité et le mouvement en général, et ont souvent un souci de minimiser la fatigue qui en résulte. Cette forme d’employabilité s’inscrit dans une « nouvelle logique de l’esprit du capitalisme » (Boltanski, Chiapello 1999). Ces auteurs nous décrivent le développement d’un cadre nomade, travaillant par projets, qui construit non pas une carrière professionnelle mais une ‘employabilité’, révélant par ces caractéristiques l’apparition de ‘la cité par projets’. Les emplois recouvrent le profil de managers, coachers, ou autres médiateurs. Le travail est valorisé parce qu’il permet à l’individu d’être flexible, de s’inscrire dans des réseaux (de personnes, de techniques…).
Par ailleurs, le travail peut empiéter sur différents espace-temps (domicile, lieu de travail officiel et informel, transport) sans que l’individu semble en souffrir. Pour certains, ordinateurs et téléphones portables connectés sur Internet aidant, le temps du trajet est perçu comme un moment de travail privilégié qu’ils intègrent dans leur temps professionnel. Notre enquête révèle ici une présence exclusive d’hommes. Ils vivent à cent pour cent leur vie professionnelle tout en restant souples dans la gestion et dans leur rapport au temps et à l’espace. Ils ont une bonne capacité physique et mentale pour passer d’un univers à un autre.
L’ancrage territorial est peu important pour le mobile. Le week-end est un champ d’expérimentation parmi d’autres, où l’on peut être amené à se déplacer en famille ou en couple. La distinction entre ce qui relève du loisir ou du travail n’est pas centrale dans cette ‘cité par projets’. Il importe de ne jamais être à cours de projets (qu’ils soient d’ordre professionnel, personnel, familial).
La motilité (Kaufmann 2002 ; Kesserling, Vogl 2004) de l’un des membres du couple ne semble compréhensible que si l’on introduit le rôle de leur conjointe qui de façon prioritaire s’inscrit dans la ‘cité domestique’. Les femmes construisent leur identité sexuée plutôt familialement, s’occupent de la sphère domestique et principalement des enfants. Elles sont majoritairement femmes au foyer, même si elles ont parfois fait des études (pharmacie, animation touristique, enseignement…). D’autres ont un emploi, mais celui-ci garde le statut d’appoint.
Dans cette configuration, la participation des hommes au travail domestique et à la gestion des enfants est une aide ponctuelle (Delphy 1978). La mobilité professionnelle de l’homme tend à accentuer une répartition plus traditionnelle et donc plus sexuée des responsabilités domestiques, voire éducatives.
Il y a interdépendance entre la logique du mobile fortement inscrit dans une trajectoire ‘mobile’ et celle de la conjointe sédentaire qui rend possible cette carrière mobile. La sédentaire et le mobile ont chacun une autonomie forte qui se construit en relation avec la sphère d’assignation de l’autre. Ces deux logiques semblent se renforcer et s’adapter mutuellement en privilégiant la recherche de l’articulation de deux modes de vie bien différenciés. Les tensions peuvent apparaître dans le couple lors de l’empiètement de l’un des deux conjoints sur la sphère de l’autre. L’épouse apprécie de mener la gestion des affaires familiales de façon autonome, et a parfois du mal à accepter que son conjoint se mêle des affaires domestiques lorsqu’il est de retour. En revanche, la prise en charge des enfants est clairement répartie : la femme s’occupe des enfants pendant l’absence de son conjoint, qui, lui, assure son rôle de père pendant ses temps de présence. Par ailleurs, les femmes ont des activités et des réseaux amicaux qu’elles ne partagent pas nécessairement avec leur conjoint.
Ce qui fait ici le couple, c’est l’attribution et l’assignation de rôles fortement différenciés. La contrepartie de la motilité du conjoint est négociée par la sédentaire qui accorde au cadre et au lieu de vie une forte importance. L’ancrage territorial est davantage un enjeu pour la sédentaire qui stabilise le mobile à la fois dans l’espace et dans le temps. Ce dernier accepte cette assignation pour pouvoir mener sa carrière professionnelle selon ses attentes personnelles. Tout se passe comme si cette motilité n’était envisageable familialement qu’en étant associée à une figure relativement traditionnelle du couple où l’homme travaille et assume les responsabilités économiques de la famille tandis que la femme s’occupe de la sphère domestique et familiale. Le couple ‘motilité/sédentarité’ se renforce mutuellement
Figure 2. Figures de mobilités
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Figure 2. Importance de la carrière professionnelle pour chacun des conjoints et gestion plus contrainte de la mobilité
Dans cette seconde configuration de carrière familiale, l’organisation personnelle et familiale repose sur une structuration forte par le travail chez les deux conjoints. Toutefois, contrairement à la ‘cité par projets’, la mobilité n’est pas souhaitée en soi : l’individu et sa famille y ont été confrontés, l’ont acceptée souvent par nécessité. Elle représente un poids lors de la prise de fonction dans le poste de travail même si ce dernier les satisfait pleinement par ailleurs. Elle est vécue sur le mode de la contrainte nécessaire. Ce sentiment peut s’estomper avec le temps pour les deux membres du couple qui finissent par intégrer le fait de ne pas vivre ensemble au quotidien.
L’emploi occupé par le mobile est souvent un poste de cadre (enseignant du supérieur, chef de service, directeur commercial du secteur privé). Pour mener à bien carrière professionnelle et mobilité géographique, les mobiles doivent maîtriser et gérer différents temps (travail, famille, transport…). De cette gestion rationnelle de ces temporalités découle l’image d’efficacité que ces personnes ont d’elles-mêmes. Cette figure s’inspire du modèle de la ‘cité industrielle’ dans laquelle dominent l’efficacité et la compétence (en tant que professionnel, ou en tant que parent…). Dans le champ professionnel, les personnes attachent une grande importance à la ‘valeur travail’, certaines vont en chercher l’origine dans leur socialisation familiale (parents commerçants ou artisans « qui n’ont pas compté leurs heures de travail »), d’autres l’expliquent par leur difficulté à vivre une ancienne situation de chômage pendant laquelle ils ont pu mesurer leur attachement à la sphère professionnelle, période difficile à vivre personnellement et familialement (Bender et al. 1999). Cet engagement au travail ne peut être amoindri pour cause de distance du lieu de domicile.
Le mobile travaille à distance pour le bien-être de sa famille. Pour lui, le temps est très segmenté, chronométré, linéaire et répétitif entre le moment de son départ du lieu de vie conjugale et l’arrivée sur son lieu de travail. Pour les hommes ou femmes en mobilité, l’espace valorisé est celui où demeure la famille / le couple. Le lieu de la mobilité professionnelle est souvent envisagé comme un ‘non-lieu’ par le mobile, espace anonyme organisé autour d’un temps consacré uniquement au travail. Le hors-travail (loisirs, réseaux sociaux et familiaux…) se gère sur la scène de la vie familiale. Temps et espace sont fortement assignés mais de façon différenciée au sein du couple. Dans leur discours, les mobiles mettent en avant leur soumission aux exigences de travail, comme si, en raison de l’éloignement du conjoint et des enfants, ils devaient s’interdire une vie sociale sur le lieu de résidence professionnelle.
L’ancrage résidentiel fort de la vie conjugale est un choix réalisé par les deux conjoints. L’attachement à un lieu — ou parfois à une maison — explique le refus de déménager du couple lors de l’obtention d’un poste de travail distant du lieu de vie conjugale. C’est un choix de lieu qui valorise la qualité du mode de vie et le bien-être en lien à l’éducation des enfants.
Si la sédentaire adapte son temps à la contrainte de mobilité du conjoint, le couple a toutefois un discours sur la recherche d’une égalité ou d’une répartition plus équilibrée des tâches domestiques et de gestion des enfants que dans la configuration de la ‘cité par projets’. Cependant, les femmes mobiles parviennent moins bien que les hommes à désinvestir la sphère domestique, ont tendance à préparer leur temps d’absences (ménage et courses faits) et à anticiper les éventuels problèmes qui peuvent se poser au quotidien. Notons que l’organisation de la sphère domestique ne se limite pas uniquement à la réalisation effective des différentes tâches mais suppose aussi une anticipation et une prévision quasi permanente des éventuels problèmes qui peuvent se poser, et ceci d’autant plus lorsque le couple a des enfants et que les deux conjoints travaillent. Cette anticipation relève le plus souvent des femmes. Les différents ajustements possibles entre sphères domestiques et professionnelles dépendent notamment de la manière dont elles conçoivent leurs rôles sexués et de la façon dont elles revendiquent concrètement l’investissement de leur sphère professionnelle.
De ce profil de carrière ressort une segmentation importante entre la sphère du travail et celle du hors-travail. La gestion des carrières individuelles et familiales est ici plus tendue que dans la ‘cité par projets’ : les négociations sont plus explicites entre conjoints, surtout quand ils sont doublement actifs ; les accords produits sont plus instables et renégociables avec, au centre des débats, à court terme la répartition des tâches domestiques et de gestion des enfants, à plus long terme l’alternance des carrières de l’un et de l’autre.
Christine, 50 ans, est hôtesse d’accueil dans une compagnie aérienne à Lyon. Son conjoint Pierre, 60 ans, cadre commercial, travaille à Milan depuis une dizaine d’années. Il est absent du foyer cinq jours par semaine et rentre généralement le week-end. Parfois, Christine le rejoint le vendredi soir à Milan. Le couple a un enfant de 17 ans, Frédéric, scolarisé à Lyon.
Le couple avait auparavant connu d’autres situations de mobilité les amenant à vivre séparément, mais pour des périodes beaucoup plus courtes.
Pour Christine, la mobilité de Pierre s’est installée progressivement. Si cette situation est présentée comme dictée par le hasard des événements, suite à une situation de chômage, rien ne semble pour autant avoir été mis en place pour y mettre véritablement fin. Une installation éventuelle de Christine à Milan est envisagée un moment, mais rapidement abandonnée lorsque cette dernière invoque les difficultés que peut représenter l’abandon de son emploi pour s’installer dans une ville inconnue et un pays dont elle ne pratique pas la langue. Frédéric, ayant par ailleurs grandi, ne souhaite pas non plus quitter sa ville et ses amis.
La vie familiale a laissé avec le temps une large place à l’expression des individualités. La semaine devient un temps personnel pendant lequel on cherche à se réaliser soi-même. Pour autant, le week-end Pierre a envie de se retrouver chez lui et de se réapproprier son lieu de vie conjugale et familiale.
L’inscription de la cellule familiale dans une situation de mobilité à long terme interroge sur une forme possible de retour (ou de désir) à une situation plus classique (donc de non-mobilité), notamment au moment de la retraite, très proche pour Pierre. L’histoire du couple est marquée par différentes étapes au terme desquelles la situation de mobilité semble s’être installée de façon durable. Cette dernière s’est accompagnée d’ajustements progressifs entre sphère familiale et sphères professionnelles des deux conjoints. La carrière familiale semble s’être construite sur la situation de mobilité.
Figure 3. Figures de mobilités
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Figure 3. La mobilité géographique professionnelle contrevenant à l’épanouissement conjugal et familial
Dans cette troisième configuration, les personnes rencontrées n’émettent pas le souhait de ‘faire carrière’. Tout en valorisant leur activité professionnelle, leur argumentaire repose sur la volonté de ne ‘pas passer sa vie au travail’ et de ne pas tout sacrifier à celui-ci. Ce qui compte avant tout, c’est l’épanouissement personnel. Ces couples, doublement actifs et pour la plupart en début de carrière professionnelle, ont un travail de technicien, voire de cadre moyen dans le secteur public ou privé. La mobilité est vécue comme une source de contrainte forte. Elle est parfois même perçue comme déstructurante tant sur le plan individuel que conjugal. De fait, le souhait de ces couples qui ne vivent que depuis peu de temps la mobilité est de sortir de cette logique professionnelle le plus rapidement possible, envisageant potentiellement de démissionner, y compris de la fonction publique, pour satisfaire à ce besoin d’équilibre.
Les relations familiales et amicales priment, tout comme le lieu de vie où l’on a construit ses réseaux d’appartenance et auquel on est attaché depuis longtemps (petite enfance, adolescence, conjugalité…). Les personnes concernées ici ne sont pas mobilité mais au contraire ‘localistes’. La distance de déplacement n’est pas perçue seulement comme distance géographique mais bien davantage comme une distance sociale entre lieu de résidence conjugale et lieu de travail. Cette appartenance locale se matérialise par l’accès à la propriété et par une proximité forte aux parents et aux amis que le couple voit plusieurs fois par semaine. L’organisation de la vie du mobile, fortement réglée et prévisible longtemps à l’avance, se conjugue difficilement avec le souhait de réseaux sociaux plus labiles. Ni pour le mobile, ni pour son conjoint, il n’est envisageable de penser la conjugalité et la construction d’une famille sous la forme d’une non-cohabitation quotidienne — et sans une proximité des réseaux familiaux susceptibles d’être sollicités, notamment comme mode de garde des enfants (Pitrou 1978 ; Déchaux 1990). L’homme et la femme s’inscrivent dans un partage égalitaire des tâches dans la sphère familiale et dans l’investissement au travail. La famille est au centre de la vie sociale. À partir d’elle le développement personnel et conjugal trouve des assises solides.
Anaïs et Martin, 25 ans, sont originaires de Grenoble et ont commencé leur vie de couple dans cette ville il y a cinq ans. Anaïs inaugure les chassés-croisés dans leur vie conjugale en venant s’installer sur Lyon pour finir ses études tout en ayant l’intention de repartir à Grenoble à la fin de celles-ci. Pour rejoindre Martin plus rapidement, elle souhaite réaliser son stage de fin d’études sur Grenoble. Pendant ce temps-là, Martin obtient une formation en bts (brevet de technicien supérieur) en alternance pour la rejoindre… sur Lyon.
Après son stage grenoblois, Anaïs réalise une mission de neuf mois dans une institution publique lyonnaise. Le jeune couple vit alors sur Lyon pendant un an et demi. Leur envie de vivre sous le même toit se conforte.
Mais la vie sur Lyon s’avère peu satisfaisante pour Martin qui souffre d’un manque de repères dans cette ville jugée trop grande et impersonnelle et où il est difficile de se faire des amis. À la fin de son bts, Martin accepte une formation complémentaire à Grenoble. Le couple décide alors que le lieu de vie conjugale sera situé dans leur ville d’origine. Anaïs passe un concours d’assistante-ingénieure dans la fonction publique sur Lyon et Grenoble. Elle obtient un poste à Lyon qu’elle accepte à contrecœur.
Ces chassés-croisés n’ont pas été choisis par les deux conjoints, ils évoquent l’un comme l’autre leur effort pour construire une vie commune et les difficultés à concilier leur calendrier de formation et d’insertion professionnelle sur des marchés du travail restreints et perçus comme difficiles d’accès aux jeunes. Anaïs a du mal à gérer sa mobilité géographique professionnelle. Elle vit en colocation la semaine et attend avec impatience de rentrer chez elle le week-end pour retrouver son compagnon, ses ami(e)s, sa famille, sa maison et sa ville. Tout en étant investie professionnellement, elle n’envisage pas d’effectuer des navettes domicile-travail quotidiennes. Elle souhaite changer d’emploi rapidement si elle n’obtient pas une mutation. Tous les deux sont suffisamment attachés à Grenoble et à sa qualité de vie pour que la sphère du travail de l’un et de l’autre passe en second plan. Pour eux, construire une vie de famille ne peut se faire qu’en vivant ensemble.
Configurations de mobilité et carrière familiale
L’inscription du couple dans une situation de mobilité géographique professionnelle s’accompagne d’un certain nombre d’ajustements entre vie familiale et vie au travail et entre les rôles tenus par chaque conjoint au sein des différentes sphères de la vie sociale. Les descriptions menées dans notre enquête laissent entrevoir des définitions et évolutions différentes de la carrière familiale. Ces évolutions, au regard des figures proposées, peuvent s’orienter soit vers une intégration, voire une institutionnalisation de la situation de mobilité, soit vers un retour à une situation initiale, c’est-à-dire un cadre de non-mobilité.
Les personnes les plus touchées par la mobilité géographique se retrouvent, dans notre étude, davantage dans des catégories d’emploi se situant en haut de l’échelle des qualifications professionnelles et de la hiérarchie sociale. La mobilité géographique ne devient acceptable par les deux conjoints que lorsqu’elle permet une ascension sociale et que les deux conjoints, chacun à sa manière, en bénéficient. Pour les autres catégories d’emploi, cette mobilité est vécue comme perturbant l’équilibre conjugal et domestique.
L’inscription ou non de la situation de mobilité dans la durée se confronte à la recherche d’un fragile équilibre entre objectifs professionnels et familiaux de chaque membre du couple, équilibre d’autant plus difficile à atteindre lors de la présence d’enfants (en particulier en bas âge). Cette recherche d’équilibre, plus ou moins conflictuelle, plus ou moins tacite, peut donner lieu à l’expression plus forte des individualités et permettre en conséquence d’inaugurer une autre conception du ‘nous conjugal’. L’équilibre entre les ‘je’ et le ‘nous’ est sous tension : soit on aboutit à la libre expression des ‘je’, expression dont chacun semble tirer satisfaction ; soit on constate un empiètement plus fort de l’un des ‘je’ (souvent le mobile) au détriment de l’autre (le non-mobile). Il s’avère aussi que l’attitude des membres du couple face à la mobilité de l’un des conjoints dépend de leur conception de la conjugalité. Celle-ci peut faire plus ou moins place à l’individualité de chacun ou au contraire être plus ou moins fusionnelle.
La mobilité spatiotemporelle liée à l’activité professionnelle affecte inévitablement les rapports de genre. Notre enquête a pu révéler que l’inscription des personnes dans une situation de mobilité pouvait entraîner une accentuation dans l’accomplissement des tâches domestiques et éducatives pour les non-mobiles (la plupart du temps les femmes) au détriment parfois de leur carrière professionnelle. Tout se passe comme si la mobilité géographique de l’homme renforçait une conception plus traditionnelle du couple, réservant alors prioritairement la sphère domestique aux femmes.
Si ces dernières, d’une manière générale, apparaissent comme davantage assignées à l’espace domestique, leur discours traduit la revendication de cette plus forte inscription dans l’espace familial, domestique et résidentiel. Pour elles, la dimension professionnelle ne supplante que rarement la dimension familiale. Si l’investissement professionnel relève d’un épanouissement personnel, il reste que ce qui les définit collectivement (conjugalement), c’est d’abord cet investissement familial. Les hommes, en revanche, semblent plus enclins à justifier l’investissement professionnel, et donc l’absence du foyer, par l’intérêt collectif qu’il représente pour la famille (permettre un niveau et un cadre de vie, des vacances et loisirs qui compensent leur absence).
Notre enquête révèle la présence forte d’hommes en mobilité. L’investigation auprès de femmes demande à être davantage systématisée afin d’étudier les éventuels changements que cette situation opère sur les carrières familiales. On peut faire l’hypothèse, en lien avec les figures proposées, que les situations ne seraient pas simplement inversées. Ainsi, si la femme est en mobilité de manière régulière, l’homme se mettra-t-il au service du familial afin qu’elle puisse se réaliser professionnellement ? Le couple aura-t-il davantage tendance à externaliser les services qui relèvent du domestique (courses, ménage, présence au foyer pour les enfants) ? Les femmes mobiles et fortement investies professionnellement le sont-elles indépendamment des étapes de la vie mobilisées par l’éducation des enfants ?
L’étude de la mobilité géographique professionnelle en lien avec les carrières familiales constitue une entrée pertinente dans l’analyse des nouvelles formes d’emploi, de leur articulation aux différentes sphères de la vie sociale et des rapports sociaux de genre. La mobilité géographique professionnelle interroge aussi sur le rapport différencié des couples et des familles aux territoires. Si certains sont ‘localistes’ et tendent à s’inscrire de façon durable depuis plusieurs générations sur un même territoire, d’autres au contraire entretiennent un rapport à l’espace plus labile et semblent s’inscrire davantage dans le mouvement. À travers ces perspectives, l’interface entre famille, travail et territoire se trouve plus globalement interrogé.