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pole mobilite emploi Injonctions à la mobilité, arbitrages résidentiels et délocalisation de l’emploi
Cécile Vignal Auteur

 

Centre de recherche sur l’espace, les transports,
l’environnement et les institutions locales,
Institut d’Urbanisme de Paris,
Université de Paris 12 - Val-de-Marne
80, avenue du Général-de-Gaulle
94009 Créteil Cedex
vignal@univ-paris12.fr

 

Alors que l’instabilité de la main-d’œuvre ouvrière a longtemps été un souci pour les entreprises qui tentaient d’immobiliser les travailleurs, les mobilités professionnelles et géographiques se sont récemment imposées comme une modalité de gestion des salariés (Daugareilh, 1996). Les pratiques managériales des entreprises ont, depuis une trentaine d’années, procédé à une « modernisation » du travail qui, en se dégageant des cadres collectifs de gestion, renforcent l’implication des salariés, mais aussi l’individualisation de leur traitement (Linhart, 1994). Cette rationalisation de la production exige une plus grande flexibilité, adaptabilité et disponibilité. La mobilité professionnelle et spatiale devient ainsi une des clés de voûte de l’implication au travail que suppose « le nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiapello, 2000). Certes, les marges de manœuvre sont plus ouvertes pour les individus, notamment en matière de mobilité résidentielle et quotidienne. Aujourd’hui, les déplacements, en automobile entre autres, sont plus rapides et permettent de parcourir de plus longues distances. Ils libèrent l’individu des assignations territoriales (Piolle, 1991) et « inculquent de plus en plus les codes de la multi-territorialité et des règles de savoir-faire en tous lieux » (Haumont, 1993, p. 117). Mais ce schéma signifie-t-il que les individus répondent sans difficultés à l’instabilité de l’emploi ou du lieu de travail ? La mobilité n’est pas toujours choisie et peut se situer dans un rapport tendu entre risques de chômage et inscription territoriale de l’individu. Ces tensions posent donc la question de l’articulation entre mobilité résidentielle et flexibilité de l’emploi.

 

L’objet de cet article est de discuter des méthodes d’enquête et d’analyse de cette articulation entre injonctions professionnelles à la mobilité et arbitrages des salariés. Le cadre des restructurations d’entreprises industrielles sera privilégié. Il constitue un révélateur des processus de décision en matière d’emploi et de mobilité résidentielle notamment chez les salariés ouvriers ou techniciens pour qui le risque de chômage est élevé. En effet, lors de restructurations industrielles, les entreprises sont tenues d’élaborer un plan social propre à limiter les licenciements en proposant une aide à la recherche d’emploi local et, éventuellement, un reclassement dans le groupe qui nécessite généralement une mobilité géographique. Or, ces propositions de reclassement et de déménagement sont d’autant plus souvent refusées que le recrutement à l’échelle locale de la main-d’œuvre ouvrière favorise l’enracinement résidentiel et familial dans le bassin d’emploi.

 

Ce n’est donc pas la seule mobilité résidentielle suscitée par l’emploi qu’il s’agit d’étudier, mais bien les arbitrages entre, à la fois, mobilité et non-mobilité. Car c’est en termes d’arbitrages que se pose la question des mobilités géographiques suscitées par l’entreprise. Cela soulève un certain nombre d’interrogations méthodologiques relatives à l’observation et à l’interprétation de ces arbitrages. Nous en rendrons compte à partir d’une recherche, menée au cours d’une thèse, composée d’une enquête qualitative réalisée auprès d’ouvriers et de techniciens confrontés, en 2000, à la fermeture de leur usine de câbles de Laon (Aisne) et à sa délocalisation à deux cents kilomètres de leur domicile (Vignal, 2003).

 

D’abord, nous procéderons à un examen des travaux existants sur les restructurations d’entreprises, lesquels révèlent la fréquence des refus face aux propositions de mobilités géographiques et le caractère multidimensionnel de ces arbitrages. La notion d’arbitrages résidentiels nous permettra alors d’introduire l’alternative entre mobilité et ancrage résidentiel en termes de ressources et de contraintes. Sera alors mise en évidence la place des logiques familiales et résidentielles dans ce type d’arbitrages. On discutera alors des méthodes d’enquête pour appréhender, en situation, ces choix résidentiels. Enfin, on présentera les principaux résultats issus de l’enquête de terrain.

 

LES ANALYSES SOCIOLOGIQUES DES RESTRUCTURATIONS D’ENTREPRISES :
 
LA PLACE SECONDAIRE DES MOBILITÉS GÉOGRAPHIQUES

 

Au cours des années 1950-1960, l’analyse de la mobilité et du changement technique est une dimension structurante de la sociologie du travail. Mais c’est avant tout de mobilité sociale dont il est alors question. La souplesse des structures sociales et la capacité d’adaptation des salariés sont discutées pour comprendre les crises ou l’absence de crise lors des mutations technologiques. Alain Girard (Girard, 1956 ; Girard et Cornuau, 1957) étudie les échecs des mesures de mobilité géographique des établissements situés dans des zones en récession (mineurs des Cévennes). Serge Moscovici montre également à la fin des années 1950 les effets des fermetures et des délocalisations d’entreprises. La modernisation des mines développe une grande incertitude chez les ouvriers et une rupture de l’équilibre antérieur (Barbichon et Moscovici, 1962). L’auteur explique les résistances à la mobilité géographique par les anticipations négatives des salariés face à la crise de leur entreprise (Moscovici, 1959). L’impératif de mobilité imposé aux mineurs du Centre-Midi appelés à partir en Lorraine est à bien des égards contradictoire avec la volonté antérieure de les stabiliser. Si l’on prend en compte le rôle joué par les entreprises dans la mobilité et la fixation de la main-d’œuvre, on comprend que, lors de phases de restructurations et de modernisation qui impliquent une dégradation de la situation des salariés, le refus de déménager est d’autant plus fort qu’il apparaît contradictoire avec des structures familiales et locales très imbriquées dans l’entreprise.

 

Si ces questions ont été explorées jusqu’à la fin des années 1970, les analyses des restructurations se sont ensuite davantage centrées sur l’emploi et les politiques de gestion des entreprises. Il s’agit d’étudier les usages du passage par la formation professionnelle ou le comportement de recherche d’emploi. Les propositions de mobilités géographiques formulées aux salariés tiennent alors une place secondaire dans les raisonnements. Toutefois quelques recherches au cours des années 1980 permettent d’identifier la permanence de cette problématique du rapport au territoire et au logement dans les processus de reconversion des salariés. Les études menées par le CEREQ sur des salariés de la sidérurgie mutés dans différents établissements soulignent l’impact d’une mobilité passée sur l’acceptation d’une mutation (Kirsch, 1984). La DATAR s’intéresse, à la même époque, à la mobilité des salariés qu’elle appréhende comme un outil de recomposition du territoire, notamment dans les contextes de déliquescence des systèmes productifs (Dini et Driant, 1986).

 

Au cours des années 1990, la nature plus diffuse des restructurations et des délocalisations sur le territoire rend la question du logement des salariés mobiles moins lisible. La vigueur du débat social et l’ampleur de la crise économique ont orienté les recherches sur les conséquences professionnelles, économiques et psychologiques des restructurations ou du chômage. En effet, on constate que la sociologie du travail et de l’emploi analyse les trajectoires professionnelles des licenciés, et notamment la précarité des emplois et la récurrence du chômage des moins qualifiés (Durel et al., 1980 ; Bernarrosh, 1995). Des recherches ont montré la diversité des trajectoires et des vécus de l’expérience du chômage (Demazière, 1995). Mais ni les travaux de référence sur l’exclusion sociale (Paugam, 1996 ; Bihr et Pfefferkorn, 1995 ; Billiard et al., 2000), ni les recherches sur les formes flexibles de l’emploi (Faure-Guichard, 1999) ne font mention du lien entre précarité et pratiques de déplacements. Ces recherches analysent davantage les trajectoires professionnelles des chômeurs, les étapes du processus d’exclusion ou les négociations identitaires des exclus en lien avec les politiques publiques (Le Breton, 2002).

 

Pourtant, quelques travaux nous rappellent la récurrence des difficultés à accepter une mobilité géographique dans le cadre d’une restructuration[1] [1] Notons qu’au cours des dix dernières années,...suite. L’approche ethnologique de Sylvie Malsan (2001) sur la fermeture d’une usine électronique d’Alcatel à Cherbourg révèle l’importance des refus de mutations géographiques des ouvrières. L’auteur met en évidence les contraintes de l’entourage familial des ouvrières et leur sentiment que quitter la région serait pour elles une deuxième rupture : « Face à l’incertitude que leur réserve l’avenir en matière d’emploi, rester au “pays” constitue encore le meilleur des refuges » (Malsan, 2001, p. 278). Danièle Linhart (Linhart et al., 2002), quant à elle, analyse les conséquences individuelles et collectives des plans sociaux successifs qui organisèrent la fermeture de l’usine Chausson à Creil entre 1993 et 1996. Les mutations géographiques sont difficilement mises en œuvre du fait de l’absence de prise en charge des questions de l’emploi du conjoint et du logement. Pourtant certains acceptent de déménager par peur d’affronter le marché du travail et la recherche d’emploi. Leur stratégie vise à « ne pas sortir des rails et donc à échapper à l’épreuve de l’évaluation, quitte à déménager » (Linhart et al., 2002, p. 139). Enfin, Alain Tarrius (2000) montre bien comment la migration de près de 20 000 Lorrains (des sidérurgistes et leurs familles) en Provence, suite à l’ouverture du chantier de Fos-sur-Mer au début des années 1970, a pu être réalisée grâce à une planification urbaine dans laquelle la question du logement des salariés et de leur famille était fortement intégrée.

 

L’évolution des analyses sociologiques sur les restructurations et les reconversions depuis les années 1950 révèle la place récurrente mais secondaire des mobilités géographiques dans les préoccupations des chercheurs. De ces travaux, on retiendra toutefois un constat partagé : lors des restructurations, les propositions de reconversion nécessitant des mobilités géographiques ne sont pas mécaniquement acceptées. La décision dépend du rapport à l’emploi et aux contraintes économiques des salariés, mais elle relève également de dimensions résidentielles et familiales encore trop peu explorées aujourd’hui. Ainsi, on peut parler d’arbitrages résidentiels des salariés entre mobilité et non-mobilité, arbitrages dont il convient d’analyser les multiples dimensions.

 

OBSERVER ET INTERPRéTER LES ARBITRAGES RéSIDENTIELS DANS UN CONTEXTE DE MOBILITé GéOGRAPHIQUE DE L’EMPLOI

 

Reconstituer des processus de décisions intégrant à la fois logement et emploi pose tout d’abord la question de l’observation. Doit-on mesurer uniquement les mobilités résidentielles effectives ou bien doit-on également s’intéresser à ce qui aura été contourné, adapté, voire refusé par les individus ?

 

Il est nécessaire avant tout de prendre en compte la spécificité et l’influence du contexte de flexibilité de l’emploi et de chômage sur les choix résidentiels des salariés. Ce contexte est spécifique par le caractère contraint des choix. Dans le cas étudié dans notre thèse, les salariés interviewés étaient obligés d’arbitrer entre, d’une part, la mutation de leur emploi à deux cents kilomètres de leur domicile et, d’autre part, le refus de cette mutation, qu’il soit signifié dès le départ ou après une période d’essai de six mois. Les salariés n’avaient pas forcément le choix (au sens de marge de manœuvre) mais ont dû faire des choix (au sens de décision).

 

Une autre spécificité est celle des dimensions que recouvre la notion d’arbitrages résidentiels dans ce contexte d’instabilité de l’emploi. Les travaux sur les choix résidentiels insistent fréquemment sur les ressources, les contraintes et les motivations qui ont présidé à un changement de logement (Arbonville, 2003). Or l’observation des seuls déménagements est-elle suffisante ? Des travaux ont montré l’effet des différenciations sociales sur le rapport à la mobilité géographique[2] [2] Les formes de précarisation contribuent à...suite et leurs conséquences en termes de segmentation entre des groupes enracinés et des groupes en réseaux (Schmitz, 2000), entre une territorialité sédentaire et une territorialité nomade (Piolle, 1990)[3] [3] Xavier Piolle (1990) distingue, par exemple,...suite. En l’occurrence, dans le cas que nous avons étudié, les trois quarts des salariés ont refusé la mutation à Sens et ont été licenciés. Dès lors, face à l’instabilité de l’emploi et au risque de chômage des salariés, se limiter à l’étude des mobilités résidentielles effectives semble inapproprié. Ne doit-on pas également s’intéresser à ce qui aura été contourné, adapté, voire refusé par les individus ? En d’autres termes, la non-mobilité peut-elle être considérée comme un choix résidentiel ? En effet, différents contextes et logiques conduisent à avoir un « rapport immobile au territoire » choisi ou subi (Sencébé, 2002) : un jeune aux ressources limitées qui préfère renoncer à son autonomie et rester dans l’appartement de ses parents plutôt que de vivre dans un logement exigu et mal équipé ; des familles qui préfèrent rester en centre-ville, quitte à ce que leurs enfants partagent la même chambre, et à rester locataire. Dans notre thèse, nous avons étudié une forme spécifique de non-mobilité résidentielle, celle de populations touchées par la perte de leur emploi dans des territoires dévitalisés qui ont refusé une incitation au déménagement. La majorité de ces ouvriers de l’usine de câbles de Laon disent choisir (sous la contrainte) de rester pour maîtriser leur ancrage résidentiel et leur recherche d’emploi sur place plutôt que subir la migration. Les préférences individuelles ne se coulent pas nécessairement dans les cadres incitatifs des entreprises.

13 Les injonctions professionnelles à la mobilité posent également la question de l’interprétation des arbitrages résidentiels. Quelles sont les marges de manœuvre et les stratégies des individus ? Les sociologies de la famille, des migrations et de l’habitat ont nourri notre hypothèse centrale selon laquelle les arbitrages de mobilité ou de non-mobilité résidentielle ne relèvent pas uniquement d’impératifs professionnels et économiques, mais intègrent des logiques familiales et résidentielles qui donnent sens au rapport au territoire des individus.

 

D’une part, le logement, dont la propriété est propice à l’expression d’un attachement, participe de la construction matérielle et symbolique de la famille. Suite à la perte d’un emploi, l’ancrage résidentiel peut être subi et révéler une précarité économique du ménage, mais il peut aussi être une réponse, certes partielle et contrainte, à l’affaiblissement des affiliations professionnelles. Alors que l’intégration professionnelle est mise à mal, la sphère domestique peut être valorisée et valorisante, notamment par le biais du statut de propriétaire pour lequel les Français témoignent un attachement continu (Drosso, 2000).

 

D’autre part, la localisation du réseau de parenté ne relève pas uniquement de contraintes et de hasards, mais dessine un « système résidentiel » (Dureau, 2002) marqué par une certaine proximité géographique. L’enquête « Proches et parents » montre qu’une personne sur cinq habite la même commune que sa mère et une sur deux le même département (Bonvalet, Gotman, Grafmeyer, 1999). Le sentiment d’appartenance aux lieux peut aussi jouer dans le sens d’un ancrage. Fondés sur des relations personnelles quotidiennes ou régulières, sur la connaissance et la maîtrise de l’espace local, les lieux peuvent être porteurs d’un passé et constituer ainsi des « espaces fondateurs » (Gotman, 1999) où l’on a vécu avec sa famille d’origine. En outre, l’entraide de l’entourage dans l’accès au logement et à l’emploi n’est pas négligeable (Bonvalet, Gotman, Grafmeyer, 1999 ; Ortalda, 2001 ; Degenne et al., 1991). Le rapport au quartier ou à un territoire déterminé peut ainsi résulter d’échanges concrets et de solidarités effectives mais aussi d’échanges potentiels et symboliques qui produisent un sentiment d’assurance et de protection assuré par le lieu de vie.

 

En outre, ne pas être mobile ne signifie pas être passif. L’ancrage résidentiel et le licenciement nécessitent une mobilisation (pour la recherche d’emploi, pour les déplacements domicile-travail, pour l’organisation du ménage) et demandent des ressources (emploi du (de la) conjoint(e), réseau social et familial, propriété du logement perçu comme un filet de sécurité). Une vision univoque du choix qui associerait choix et mouvement, mobilité, voire changement, serait réductrice. Par arbitrage résidentiel, on entend donc à la fois mobilité et non-mobilité, migration et ancrage.

 

LE PARTI D’UNE MÉTHODE D’ENQUÊTE QUALITATIVE

 

Cette posture nous a conduit à réfléchir aux méthodes d’observation et aux sources statistiques susceptibles d’être les plus adaptées à l’observation de ces choix résidentiels et professionnels contraints.

 

Des enquêtes statistiques nationales inappropriées

 

Les enquêtes statistiques nationales s’avèrent parfois limitées dans l’observation des contraintes géographiques de l’emploi. La complexité des phénomènes rend difficile la saisie des interactions et des arbitrages entre mobilité résidentielle et recherche d’emploi. Mais surtout, le recensement de la population ou l’enquête logement s’intéressent aux mobilités résidentielles effectivement réalisées. Or ces migrations effectives témoignent d’une propension à bouger, mais elles ne révèlent pas tous les aspects du rapport à la mobilité d’une population. Les incitations professionnelles au déménagement qui auront été évitées ou les projets de mobilités résidentielles avortés restent des dimensions cachées de ces méthodes d’enquête. En outre, en observant les mobilités effectives, on agrège des changements volontaires et des changements contraints[4] [4] On ne peut évaluer avec les enquêtes Logement...suite. Ces sources statistiques ne peuvent donc satisfaire à l’ensemble de notre questionnement. Pour comprendre les arbitrages entre mobilité et non-mobilité résidentielle, il faut dépasser l’étude des motifs des déménagements. Ce constat appelle donc des analyses quantitatives et qualitatives plus ciblées.

 

Observer les refus de mobilité résidentielle pour l’emploi

 

Nous avons constaté que la question de la résistance à la mobilité résidentielle pour l’emploi était méconnue, du fait notamment de l’absence de données sur le devenir des salariés touchés par les plans sociaux. En outre, les trajectoires des licenciés économiques n’ont jamais été envisagées sous l’angle du rapport à l’habitat et à l’entourage des individus. L’exploitation de l’enquête « Trajectoires des adhérents à une convention de conversion » (TDA-CC) élaborée par la DARES (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère de l’Emploi et de la Solidarité) nous a permis d’explorer le lien entre logement, entourage et recherche d’emploi des licenciés économiques. Les personnes étaient invitées à définir quels emplois elles refuseraient au cours de leur recherche. Une question de cette enquête permettait de faire des hypothèses sur le lien entre déménagement et recherche d’emploi (à travers la question : « Si un emploi satisfaisant mais éloigné vous est proposé, accepteriez-vous de déménager ? ») Le refus de déménager est majoritaire : 54 % en moyenne refuseraient et 14 % des individus déclarent qu’ils hésiteraient. Le fait d’être ouvriers ou employés, propriétaires ou accédants, ou de vivre en couple avec des enfants renforce le refus du déménagement pour l’emploi.

 

Ces résultats viennent confirmer la pertinence d’une focalisation sur ces dimensions résidentielles et familiales des mobilités et non-mobilités liées à une recherche d’emploi. Il existe, face au chômage, différents modes d’articulation entre mobilité et enracinement. Il s’agit de les comprendre par rapport aux trajectoires résidentielle, familiale et professionnelle passées. Cependant l’enquête dont sont issus ces résultats ne nous permet pas d’aller plus loin dans la compréhension des choix résidentiels liés à la perte d’emploi. Cette enquête analyse des choix résidentiels non révélés, hypothétiques. Elle laisse en suspens la nature de ces arbitrages : quelles sont les motivations qui les sous-tendent ? Bref, ces résultats confirment la problématique engagée et suscitent la poursuite de notre démarche dans un sens plus qualitatif.

 

Le choix d’une méthode qualitative

 

Nous avons ensuite réalisé une seconde vague d’entretiens, dix à douze mois après, avec les mêmes salariés. Cette démarche s’est révélée indispensable pour rendre compte des nouvelles configurations résidentielles ou bien de l’aspect temporaire de certains choix (les deux tiers des salariés en période probatoire ont refusé d’être mutés définitivement et ont été licenciés). Enfin, un questionnaire, auprès d’une centaine de salariés supplémentaires, a permis de mieux quantifier et objectiver l’analyse du vécu et des logiques exprimées par les personnes interviewées.

 

Les entretiens constituent donc notre matériau principal. Toutefois, pour éviter les écueils de l’interprétation des discours, il faut garder à l’esprit les limites inhérentes à une telle méthode : les enquêtés peuvent chercher à rationaliser a posteriori leur démarche, essayer de faire bonne figure auprès de l’enquêteur et ainsi moduler leur discours. Il s’agit à la fois d’éviter l’excès de rationalisation que peut produire la situation d’entretien (selon le principe « faire de nécessité vertu », Bourdieu et al., 1990) et de trouver une manière d’observer quelles ont été les marges de manœuvres, mais aussi les évolutions dans le temps, les décisions temporaires, les hésitations.

 

Face à ces biais éventuels, l’intérêt de ce dispositif d’enquête était d’observer un phénomène en train de se produire, et ainsi d’appréhender, à partir d’une situation initiale, à la fois les mobilités et les non-mobilités résidentielles. En outre, choisir un seul terrain d’étude permettait d’appréhender un collectif de salariés qui existe « en soi » et subit, au même moment, un événement professionnel identique (un plan social) dans un contexte local commun. Autrement dit, en délimitant une population présentant une « relative communauté de positions » (Grafmeyer, 1995, p. 19), nous pouvions d’autant mieux percevoir les contraintes, le vécu et les marges de manœuvres des salariés et de leurs familles.

 

MOBILITÉS RÉSIDENTIELLES ET ANCRAGES FACE À LA DÉLOCALISATION DE L’EMPLOI

 

Tout d’abord, nos résultats montrent l’évolution dans le temps de ces arbitrages. La migration n’est pas toujours définitive. Par exemple, les deux tiers des salariés mutés pour une période probatoire d’essai de six mois ont finalement refusé la mutation et sont restés dans l’Aisne. En effet, au fil des mois, outre les mécontentements professionnels, l’expérience d’une vie à distance provoque la (dés)organisation du ménage et une prise de distance avec le réseau de parenté parfois mal vécue. De même, dans le cas des salariés ayant accepté la mutation, la moitié d’entre eux invente un système de double résidence organisé entre un logement « professionnel » à Sens et un logement « familial » dans la région d’origine. Les salariés tentent de maintenir l’intégration domestique et familiale en optant pour une stratégie de double résidence en déménageant seuls ou parfois en famille.

 

Un deuxième enseignement peut être dégagé : au-delà des conditions économiques et sociales initiales, le rapport à l’avenir explique les écarts dans les choix de déménagement pour l’emploi. La migration est rendue difficile par la faiblesse des ressources économiques mais aussi par les inégales perspectives d’ascension professionnelle. La possibilité pour les techniciens, les cadres ou certains ouvriers qualifiés de tirer parti de la mutation d’un point de vue professionnel (poursuivre une carrière, espérer une promotion salariale, accéder à un grade supérieur, éviter le chômage) facilite le choix de la mutation à Sens. À travers les ressources économiques et les perspectives d’ascension professionnelle, les migrations professionnelles cristallisent, voire accroissent les inégalités sociales.

 

De cela, découle un troisième enseignement : l’importance du logement et du réseau de parenté. Les configurations familiales et résidentielles jouent un rôle indéniable dans l’arbitrage rendu, notamment par les salariés licenciés. En effet, une grande majorité d’ouvriers enquêtés résident dans le périurbain ou en milieu rural et sont particulièrement attachés à un logement dont ils sont fréquemment accédants à la propriété ou propriétaires. En outre, le couple, les enfants et la famille élargie jouent un rôle important dans les arbitrages. Les choix de l’ancrage, de la migration ou de la bi-résidentialité sont en partie liés au type de relation familiale tissé dans le territoire d’origine et au statut d’occupation du logement. Le rôle de ces espaces familiaux tient, d’une part, dans les ressources qu’ils permettent de mobiliser (emploi de la conjointe, recherche d’emploi, soutien moral, organisation quotidienne, etc.) et tient, d’autre part, dans la construction du rapport au territoire et au logement qu’ils induisent (routines spatiales, proximité géographique et densité des membres des familles étendues, attachement à la propriété du logement et investissements dans la maison).

 

Mais les décisions et la mise en œuvre de ces décisions ne s’élaborent pas de façon mécanique. Des tensions, des compromis possibles existent entre la sphère professionnelle et la sphère familiale des individus et brouillent les frontières de l’ancrage et de la migration. Ce constat nous a conduit à élaborer une typologie des tensions entre logiques professionnelles et logiques familiales autour de quatre idéaux types. Dans les deux premiers types (la « migration de carrière » et l’ « ancrage de projet »), la recherche de ressources professionnelles domine dans les arbitrages et ne s’oppose pas aux logiques familiales ou, du moins, ne les contredit pas. Dans les deux autres types (la « migration de compromis familiaux » et l’ « ancrage d’affiliation familiale ») il existe, au contraire, une contradiction entre les logiques familiales et les logiques d’ordre professionnel[6] [6] Pour une présentation détaillée de cette...suite.

 

En définitive, cette typologie est utile pour saisir le rapport au risque professionnel. Accepter de déménager pour suivre la délocalisation de son emploi témoigne d’une recherche de ressources professionnelles et économiques. Le type caractéristique est celui de la « migration de carrière » qui désigne une adaptation assumée à la flexibilité géographique de l’emploi. Il associe la recherche du maintien de l’intégration professionnelle, voire une perspective d’ascension sociale, et l’adaptation du projet familial. Mais le choix de migration pour l’emploi n’est pas exempt de risques professionnels (en cas de licenciement à terme dans une région inconnue) et de risques familiaux et résidentiels (tensions dans le ménage, abandon d’une maison de famille, perte d’un point d’ancrage dans la région d’origine)[7] [7] À ce sujet Ulrich Beck résume parfaitement...suite. Les salariés tentent, lorsqu’ils en ont les moyens, de réduire ces risques. C’est le cas de la « migration de compromis familiaux » où l’on s’efforce de maintenir à la fois l’intégration professionnelle, en acceptant la mutation, et l’intégration domestique et familiale, en optant pour une stratégie de double résidence. Les tensions dans la prise de décision et l’organisation de cette mutation sont fortes. Les logiques familiales pèsent ici dans le sens d’un rapport stratégique à la migration qui conduit à construire, non pas une double vie, mais une vie entre deux territoires, l’un défini par le lieu de travail, l’autre par l’appartenance familiale ou par un ancrage résidentiel.

 

Refuser un déménagement et prendre l’option du licenciement est évidemment un choix contraint qui comporte la menace du chômage, voire de la précarité professionnelle et économique pour ceux dont la recherche d’emploi est la plus difficile. Si l’ancrage permet la protection du projet familial et résidentiel (attachement au logement, aux relations familiales ou à la région), cette option n’est pas sans conséquence. Une partie des licenciés peut s’investir dans un « ancrage de projets » dans lequel ils tentent de construire une immobilité viable par la formulation d’un projet professionnel de reconversion ou par une recherche d’emploi active et relativement soumise aux contraintes du marché. Mais des contradictions entre les logiques familiales et les logiques d’ordre professionnel suscitent souvent un « ancrage d’affiliation familiale » dans lequel la recherche d’emploi est subie, précaire et entre parfois en conflit avec le mode de vie et l’organisation du ménage. Les risques de cette situation d’ancrage-licenciement sont tels qu’ils suscitent nombre de situations intermédiaires, entre le type de l’ « ancrage de projets » et de celui de l’ « affiliation familiale », que nous avons identifiées dans notre corpus d’entretiens.

 

CONCLUSION

 

Les restructurations et les délocalisations d’entreprises multiplient les injonctions à la mobilité en vue d’un reclassement ou du simple maintien dans l’emploi des salariés. Ces situations, trop peu prises en compte par l’analyse sociologique, provoquent pourtant des situations de choix contraints, particulièrement aigus dans un contexte de chômage élevé des salariés de l’industrie. Ces derniers font face à un système de contraintes économiques et familiales qui les amène à adopter la solution qu’ils jugent la moins mauvaise. Ces situations d’injonction à la mobilité géographique et professionnelle conduisent ceux qui refusent le déménagement à « choisir » leur licenciement, ce qui revient à « transformer les causes extérieures en responsabilités individuelles, et les problèmes liés au système en échecs personnels » (Beck, 2001, p. 202).

 

 

Une réflexion méthodologique s’impose pour rendre compte de ces situations. Appréhender ces choix résidentiels en situation, c’est-à-dire observer un processus en train de se faire, permet d’identifier à la fois les décisions de mobilité et de non-mobilité résidentielle. Cette posture rend également possible l’analyse des ressources et des contraintes qui président à la mobilité ou à l’ancrage, ce dernier n’étant pas systématiquement synonyme de repli et de passivité. Ainsi a-t-on pu considérer le caractère multidimensionnel de ces choix résidentiels : les ressources économiques et professionnelles n’expliquent pas tout ; les logiques résidentielles et familiales donnent sens aux situations de mobilité ou de non-mobilité. Toutefois, les entretiens font bien apparaître que l’alternative devant laquelle les salariés sont placés n’est pas risque contre sécurité, mais bien risque contre risque : se retrouver au chômage, perdre sa femme en cas de séparation prolongée, vendre sa maison à perte, etc. Selon leurs ressources et le mode d’articulation entre les contraintes familiales et les impératifs professionnels, les salariés se sentent mieux armés (ou moins désarmés) pour faire face à tel risque plutôt qu’à tel autre. Le rapport entre trajectoires résidentielles et trajectoires professionnelles ne peut donc être considéré comme mécanique et doit prendre en compte les coûts sociaux et la dimension humaine qu’impliquent ces formes de mobilité et de flexibilité de l’emploi.

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